That afternoon I thought [Ghent] looked magical, it was quite different. You know how it is when you see things suddenly in a different light, in a new light (...)

Sebastian Faulks (1992)

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Suzanne Lilar: Une enfance gantoise (1976), p. 100-102

Le pain

De cette période je voudrais dire encore que la démarcation du profane et du sacré s’y trouva souvent remise en question. On vit se resacraliser d’humbles choses comme la nourriture. Car la pénurie ne favorisait pas que les trafics du marché noir. C’est chez ceux qui en bénéficiaient le moins qu’elle restaurait par exemple le respect du pain, non le noir et gluant pain quotidien de l’Etappengebiet, mais le beau pain des jours de fête, cuit à la maison au terme d’opérations compliquées qui prenaient valeur de rite. Bluter, pétrir, faire lever la pâte que l’on recouvrait d’un châle et qu’il m’était interdit d’approcher, requéraient une habileté presque sorcière. Mon père se chargeait volontiers de ces tâches. Nul ne savait comme lui manier le blutoir ou la poêle à griller le café, cuire à point, doser un condiment, goûter le beurre que l’on nous apportait de la ferme – trop rarement hélas – tout enveloppé de feuilles de groseillier.

Mais c’est le jour qu’un demi-porc lui fut livré aussitôt abattu (en dédommagement d’un assez terne portrait de prisonnier de guerre), que mon père donna toute sa mesure, prenant la conduite d’accommodements et d’apprêts qui, sous mes yeux, métamorphosèrent cette chair, ces viscères, ce sang, en petit salé, en fromage de tête, en boudins, en pâté odorant. Bien que la privation et les ersatz fussent alors notre ordinaire, la dégustation de ces mets ne dégénérait pas en goinfrerie. Elle exaltait l’imagination autant que l’appétit. Car l’honnêteté des aliments leur restituait la dignité de l’archétype. La blancheur du pain, la pureté du beurre, la générosité des pâtés (pour lesquels mon père trouvait toujours quelque fond de cognac, quelques herbes et aromates qu’il pilait au mortier) m’inspiraient autant de respect que de convoitise. S’y ajoutait le privilège d’avoir assisté au cérémonial de la préparation. J’avais vu découper et désosser cette chair presque encore vivante, j’avais vu bluter le froment de ce pain dont mon père me taillait maintenant cette large tranche. Il me semble que l’enchaînement des opérations, qui m’échappait lorsqu’on m’envoyait acheter tout cuit le pain ou le pâté, donnait au plaisir de manger une espèce de déploiement, de sorte que dans cette gourmandise qui se trouvait dans mon assiette, le pain ou le pâté amoureusement préparé par mon père, je pouvais retrouver le blé sacré de Déméter ou la victime pantelante sous le couteau du sacrifice. Réalisant pour moi (qui n’en savais rien) le vieux rêve des alchimistes, la Relation venait éveiller la divinité qui sommeille au coeur de la matière.

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[Auteurs] Lilar, Suzanne