De stad was vol vreuchden in alder manieren / Men sach de straten behanghen, de husen versieren, / (...) / De straten laghen vol groote vieren

Lieven Bautken (1500)

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Suzanne Lilar: *Une enfance gantoise* (1976), p. 97-100
L'armée allemande

C’est le 12 octobre que, précédée d’une rumeur de meurtre et de saccage, l’armée allemande fit son entrée à Gand, jusque-là contournée. J’avais peur, mais on a vu déjà que la peur m’intéressait. Malgré la consigne de décence donnée par les patriotes et suivie par mes parents, je m’échappai (sic!) et, guidée par le sourd grondement qui ébranlait la ville, je courus d’une traite jusqu’au carrefour de la rue du Calvaire et de la rue du Perroquet. Rien n’était plus étrange que d’assister à la transfiguration de cette paisible rue, que j’empruntais chaque jour pour me rendre à l’école, par l’énorme et monstrueuse coulée qui s’y déversait comme un fleuve en crue. J’avais prévu des musiques, les chants et les fifres de l’entrée à Bruxelles, mais rien de tel ne se faisait entendre. Et ce qui me frappait au contraire, c’était l’absence de tout son humain. Car derrière le fracas mécanique des engins de guerre et le martèlement des bottes, l’on percevait le silence terrible de ces guerriers. Peut-être parce que ces hommes montaient en ligne – car ils marchaient vers l’Yser où l’Allemagne subissait ses premiers revers – leurs visages tendus et comme affûtés par le danger, avaient revêtu l’impassibilité du masque. Et c’était ce barrage opposé à l’émotion, ce refus de tout ce qui humanise un visage, c’était la rigidité de ces fronts, de ces bouches, renforcées par l’automatisme du pas et du geste, qui me glaçaient d’épouvante. Car devant cette masse compacte, prête à se déchaîner comme une électricité accumulée à décharger sa foudre, ce que je percevais, c’était la monstruosité du grégaire.
(…)
Puis nous entrâmes dans les ténèbres. Je connus le froid et la faim mais j’en souffris moins que de la confusion des valeurs. J’eus quelques désaccords avec ma mère. Intrépide à l’égard de l’Église, téméraire même mais forte de son expérience personnelle, elle l’était moins en politique, ne disposant d’autre information que le racontar. Il faut dire qu’elle était à la source, ayant recueilli sa soeur, la tante Berthe, qui se prévalait d’avoir un époux au front (en réalité dans l’Intendance) pour trancher de tout ce qui confinait au militaire. Mon père ne l’aimait pas et je la détestais. Elle appartenait à l’espèce dénigrante. Ces Allemands ridicules qui désertaient pour une tartine de confiture ne ressemblaient pas à ceux que j’avais vu défiler. Son chauvinisme écoeurant me dégoûta des poncifs du patriotisme de la même manière que le livre Ma première communionm’avait dégagée de la fausse dévotion. Mais je reviendrai sur “l’amour sacré de la patrie”. Je repensais quelquefois au saisissement qui m’avait figée au coin de la rue du Perroquet. J’y songeais le soir lorsque avec mon père j’allais, de la porte du jardin, écouter le grondement des canons de l’Yser.

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[Auteurs] Lilar, Suzanne